Victor-Louis de Chamain

Olivier Durrande, photographe

 

D’une nuit qu’on devine profonde une silhouette et son ombre, jambe en l’air et bras en balancier, sont cernées par le reflet d’un pavé trempé par la pluie. Toute la lumière nous vient de ce reflet ; le seul motif est celui-ci. La lumière y est pourtant jouée d’un disparate de heurts dans lesquelles on devine traits de pinceaux, craquelures, gouttes, surépaisseurs, coulures, cela jusqu’au bord noir et irrégulier de l’image. Alors que ce passant grisé et son ombre noire suscitaient de prime abord notre attention, c’est maintenant cette voie chamaillée du blanc au noir, ce trou, ces bandes, ces éclipses dans lesquels vient plonger le regard. On pourrait chercher dans cette première description la clé d’une large esthétique dessinée par les photographies d’Olivier Durrande.

 

Né à Paris en 1956, cet agrégé de physique récemment reconverti écrivain public noue sa « patte » photographique autour de 2005, riche de quelques expériences de montages (années 70) et d’essais le rapprochant des débuts de la photographie : sténopés, cyanotypes, construction d’une chambre photographique rudimentaire. Le procédé  actuellement au centre de sa production passe par le développement en noir et blanc de clichés obtenus à partir d’un « mauvais Minolta »[1] sur une plaque de verre enduite au pinceau d’une gélatine photosensible. Du positif ainsi obtenu, altéré par la façon dont a été enduite la plaque, son séchage, sa conservation, et d’éventuels autres effets volontaires ou aléatoires, un certain nombre de dispositifs de présentation ont été imaginés par l’auteur : passage au négatif papier puis positif papier, machines diverses – simple rétroéclairage ou plus imposants dispositifs pré-cinématographiques – qui permettent la visualisation de la plaque.

 

La production reste très peu connue, peu présentée. Diverses expositions personnelles ou collectives (notamment avec le groupe de photographes argentiques amateurs ASA  – pour « Amis des Sels d’Argent » -), dans des espaces dédiés mis à disposition à Nantes et dans les environs, quelques initiatives d’« art hors les murs », à Nantes toujours. Quelques confrontations avec les milieux artistiques, notamment une exposition personnelle à Turin dans une galerie de photographie, les cours de l’école des Beaux-Arts de Nantes et les expositions qui y sont liées, mais aussi des entretiens avec des galeristes de la région. Quelques poésies, notamment celles du poète nantais Patricio Rojas San Martin inspiré par une exposition, un texte de présentation et un autre critique lors de l’exposition turinoise constituent l’ensemble des écrits suscités par les images – outre quelques phrases accompagnant son Book 2011. Deux formats sont principalement utilisés : 13×13 cm ou 27×27 cm. Tout ceci localise clairement dans le cadre de la photographie d’art amateur l’activité photographique qu’Olivier Durrande a jusqu’ici menée.

 

Les discours critiques – lors de l’exposition turinoise ou des consultations de galeristes – engageaient une lecture de ces photographies emprunte d’une inscription esthétique en rapport au mouvement pictorialiste, éventuellement augmentée de références photographiques, cinématographiques et littéraires. Et, de fait, le matériel s’y prête. Mais il nous semble qu’à considérer dans le détail l’agencement dans lequel respire la pratique photographique d’Olivier Durrande, nous sommes conduits à la placer dans un espace autre, qu’il ne s’agit pas pour autant de mettre à jour mais de respecter, puisque justement elle nous semble vivre autrement qu’à travers le diaphragme discursif critique actuellement en usage.

 

Ouverture d’un déplacement

Olivier Durrande construit ses discours autour de certaines thématiques que nous présenterons avant de chercher à analyser l’œuvre. Le procédé utilisé, dont notre photographe annonce qu’il « s’intéresse aux éléments formels qui concurrencent le sujet photographié »[2], induit une « superposition d’informations »[3]. Ceci le conduit à se placer « entre peinture et photographie », à dire qu’il « fabrique des images plutôt qu[‘il] ne [fait] de la photographie ». Il est encore question du « [développement] d’une technique mixte qui permet d’introduire dans son travail une part de hasard et d’incertitude », et des « aléas qui surgissent [et] perturbent la lisibilité de l’image ». Principe d’incertitude, le titre donnée à son exposition turinoise, se réfère explicitement à cette posture. Par ailleurs, il « détache les photographies de la temporalité de leur prise de vue » tout en s’assurant de nommer ses premières expositions L’épreuve du temps (reprise involontaire d’un titre utilisé par Denis Roche en 2001)[4]. Les problématiques apparues lors de l’organisation de l’exposition turinoise l’ont conduit à accentuer une valorisation de l’accueil : accueil dont il doit faire preuve face aux aléas du procédé utilisé, disposition à l’accueil qu’il attend de la part du public, aussi. Ce moment de confrontation avec les exigences d’une galeriste lui a donné l’occasion d’insister sur la nature « rustique », « brute », « grossière » de ses images[5]. L’ensemble de ces points le conduit à se positionner, sans que ce positionnement soit un objectif, « à l’écart des règles qui font actuellement autorité dans le monde de la photographie », et à considérer que sa pratique en est « consubstantiellement distante ». Il insiste, enfin, sur l’importance du public dans sa pratique photographique, dont il attend que ses photographies sauront provoquer en lui la « construction d’un rapport personnel avec ce qui  l’entoure »[6]. Accueil, concurrence formelle et perturbation temporelle, aléas et image, rusticité, public, voilà donc les axes que le photographe a développés pour parler de ses photographies. Il nous semble, si l’on ne cherche pas à s’en tenir à ce qu’il exprime, que l’on peut dégager d’autres thèmes qui structurent sa pratique.

Nous l’évoquions, la perturbation n’affecte pas seulement le « sujet photographié », mais aussi ce qui pourrait constituer l’objet présenté. Les jeux d’effets introduits, dont le cœur est sur la plaque enduite, sont eux-mêmes renvoyés à d’autres du fait de la diversité des présentations possibles de l’image. Ce n’est pas pour autant sur une pratique, un acte, une activité que cherche à nous renvoyer O. Durrande. Il se dit ainsi sensible au fait de présenter la frontière de la plaque de verre, puisque «  l’image est construite dans un « autour » par rapport auquel le bord fait frontière »[7]. À vouloir rentrer dans l’image, cerner notre objet, nous voilà sur la corde qui renvoie d’un fragment à l’autre. Cette omniprésence du déplacement – de l’image, de l’objet, de la pratique – constitue nous semble-t-il une caractéristique forte de son activité et contribue à le situer, nous le verrons, dans un rapport bien particulier à la production photographique d’Art.

Est-ce pour autant dans ce qui est provoqué chez le piblic que la photographie trouverait sa fin ? Il est vrai, nous l’esquissions, que la présence de celui-ci est de première importance dans la pratique d’Olivier Durrande. Et pourtant, rien ne s’y arrête non plus, c’est à une interaction qu’on est ici renvoyé : interaction entre le photographe et le spectateur ; mais aussi interaction entre ce dernier et ce qui l’entoure, dont on peut espérer que la confrontation à la photographie exposée ait eu au moins quelque résilience ; interaction entre le photographe et sa pratique chargée du retour d’autrui qui la nourrit. Il serait ainsi possible de présenter chacune des photographies comme un « instant instable qui se poursuit pour d’obscures raisons », qui « circule entre les partenaires »[8], détournant ainsi une phrase de Michel Foucault dans un entretien avec Werner Shroeter où il est question de la passion. On pourrait à ce titre parler de « photographie passionnelle », en renversant du même coup la « passion photographique » qui frémit sous toute pratique amateur soutenue. Cette fois encore, il nous semble que ce thème de la passion – que nous avons sans hasard introduit en utilisant deux procédés situationnistes, le détournement et la spécularisation d’expressions – communique avec un certain rapport à l’Art et aux avant-gardes.

Par ailleurs, on peut organiser les thèmes évoqués par le photographe si l’on s’intéresse à ce qui est de l’ordre de la signification donnée aux images. Il parlait ainsi d’accueil, de perturbation, d’aléa et d’autrui. Il nous semble que l’accueil peut être présenté comme une écoute, et que dans le même temps l’impression sonore qui se dégage des photographies est celle du silence. Ce silence, nous le devons toutefois à ce qui construit la spécificité de l’image et interpelle en elle, c’est-à-dire la perturbation, le bruit introduit par l’enduction. Absence de voix – le silence –, et interpellation – le bruit au sens de la théorie de l’information -, c’est sous ces formes que nous avons à chercher ce qui pourrait être de l’ordre de la signification. Plus encore, et pour pratiquer l’illustration conceptuelle, on pourrait dire que la plaque enduite, c’est l’effet de surface, l’effet de sens[9]. L’effet de sens, c’est ainsi ce par quoi passe le dépassement du problème de rythme, de vitesse, de résilience, qui limitait la perception au silence ou au bruit. Une fois de plus, il nous semble que cet aspect est à rapprocher d’un rapport plus global à l’Art institué, de la considération du fonctionnement de cet aspect de la production dans sa relation avec les formes artistiques courantes.

 

Une photographie contre l’Art ?

Les thèmes que nous avons dégagés – déplacement, passion et effet de sens – construisent, nous l’annoncions, un certain rapport à l’Art, dans ses liens à un objet, à une valeur. La difficulté à cerner ce qui ferait l’objet d’Art – éventuellement étendu à une pratique, à une expérience esthétique à la Kierkegard – , le renvoi à quelque chose qui le déborde très largement. Une seconde difficulté surgit, celle de placer une pratique qui renvoie la critique à son échec à se conformer à ce dont elle cherche à rendre compte. Ces deux difficultés fonctionnent, nous semble-t-il, comme une conjuration de l’Art. Ainsi, de la même façon que Pierre Clastres a pu analyser les sociétés dites primitives comme des organisations sociales portées à la conjuration de la formation d’une société de type étatique, nous pourrions chercher à trouver dans la pratique photographique d’Olivier Durrande une pratique culturelle délibérée qui fonctionne de telle sorte qu’elle conjurerait son inscription dans l’Art.

Là où nous mène cette photographie, en effet, c’est à un terrain qui dérape toujours lorsque l’on cherche à l’inscrire dans un champ artistique. L’objet sur lequel nous voudrions cerner notre appréciation, en se relocalisant sur un espace englobant notre approche même d’appréciation, sur le lien à l’image ou à l’approche que nous voudrions critiquer, déplace celle-ci sur des terrains autres. L’inscription que nous voudrions cerner glisse sous nos pas en relocalisant, sans l’affirmer, sur les effets de sens. Dérapant de l’Art, Olivier Durrande ne fait pas le choix non plus des positions tranchées de l’avant-garde, ne se glisse pas dans une marginalisation ou une pseudo-marginalisation qui le rapprocherait de scènes underground. S’il est une approche de l’Art qui se rapproche de son univers, c’est peut-être celui des cabinets de curiosité ou galerie privées qui regroupaient tableaux de maitres et bizarreries zoologiques[10].

Cette photographie contre l’Art est cependant bien distincte de la considération de la photographie « autre de l’Art » qui, de Walker Evans à Jean-Luc Moulène, trouve de nombreux défenseurs de taille. « Autre de l’Art », en effet, signale la difficulté de l’inscription d’un procédé photographique et d’une pratique des photographes au sein des canons artistiques classiques empruntés à d’autres disciplines. Cet « autre de l’Art » là, c’est tout de même un autre Art, avec ses spécificités qui ont animés les premières approches critiques, Walter Benjamin en tête. En ce sens, c’est contre l’Art et contre cet « autre de l’Art » qu’inspire la photographie d’O. Durrande.

Le rapport à la référence est, dans ce cadre, révélateur du glissement que l’on vient de décrire. Ainsi, si l’on peut voir apparaître dans certains titres la volonté d’inscrire une référence littéraire, comme dans la photographie intitulée « Alice » (DV XXX), Olivier Durrande se place toujours en retrait par rapport à ce à quoi le spectateur peut renvoyer les images auxquelles il est confronté. Il ne s’agit ainsi pas de citer, de reprendre, d’approfondir, de critiquer, de détourner, mais de construire de la sorte une inscription dans une communauté large avec des œuvres littéraires, des photographes, des approches, des sensibilités. Le rapport d’Olivier Durrande à la photographie contemporaine participe de cette approche : pas de grande affinité, pas de grande culture photographique contemporaine non plus, quelques photographes appréciés (nous y reviendrons) mais sans grand approfondissement. Une passion qui circule.

Et pourtant, c’est bien en regard de l’Art qu’Olivier Durrande place sa pratique, ce sont bien des images qu’il cherche à présenter[11]. Il rapproche lui-même ses images des productions de Miroslav Tichy, de la rusticité de la peinture de Gaston Chaissac, des brûlages de Nobuyoshi Araki, des bordures de Sarah Moon, de la  photographie surréaliste de Raoul Ubac à Dora Maar. C’est bien à l’occasion d’expositions dans des galeries ou des espaces dédiés qu’il cherche à montrer ses images, qu’il les vend, qu’il est amené à les valoriser.

C’est bien aussi, nécessairement, en regard des avant-gardes, mouvement situationniste en tête dont il a trop partagé les analyses pour pouvoir ne pas les ressentir dans son travail.

Il nous semble ainsi que sa pratique amateur est à rapprocher, par la complexité des liens qu’elle peut entretenir avec le champ artistique, des avant-gardes et des scènes underground. On pourrait ainsi déceler un rapport entre sa pratique et la petite bourgeoisie dont est faite la société civile voisin de celui qu’a pu entretenir l’avant-garde et les milieux artistiques, l’underground et les marginalités.



[1]Lettre de O. Durrande à Daniela Giordi lors de la préparation de l’exposition turinoise « Principe d’incertitude, clichés fotografici contemporanei », mars 2011

[2]Olivier Durrande, Book 2011

[3]Correspondance de l’auteur avec O. Durrande

[4]Olivier Durrande, Book 2011.

[5]Correspondance d’Olivier  Durrande avec Daniela Giordi, 2011.

[6]Correspondance de l’auteur avec O.Durrande.

[7]Correspondance d’O. Durrande avec Daniela Giordi

[8]Michel Foucault, Dits et écrits

[9]On pense bien évidemment ici à ce que Gilles Deleuze a pu écrire sur le sujet, notamment Logique du sens.

[10]Voir à ce sujet Giogio Agamben, Ninfe

[11]Correspondance entre O. Durrande et Daniela Giordi.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *