Adriano Olivieri, critique

La photographie mémorative.

Dans les sociétés les plus évoluées et les plus sophistiquées, lorsque le langage atteint des formes particulièrement articulées et complexes, les artistes font souvent appel à des citations métalinguistiques qui leur permettent d’associer à l’œuvre des références liées à la production artistique et à ses codes. Notre société, toute encombrée qu’elle est par la disponibilité d’informations avant tout véhiculées par les media visuels, a mûri depuis longtemps déjà son intérêt pour les instruments communicatifs dans le cadre des arts figuratifs. C’est ce qui a eu lieu par exemple dans le milieu de la peinture Pop, qui a utilisé le langage de la publicité et du papier imprimé, de l’hyperréalisme aussi, qui s’est lui-même contaminé avec les codes de la photographie, de la photographie enfin, qui a repris les canons de la peinture.

 

Le cas d’Olivier Durrande est en ce sens assez significatif pour plus d’une raison. La technique qu’adopte le photographe français, résidant à Nantes, permet d’obtenir un résultat esthétique proche des photographies de la fin du XIXe siècle. Ce choix porte la communication à un plan métalinguistique. Ce qui intéresse dans
ces images ce n’est pas vraiment, ou pas seulement, le rapport entre sujet et médiation photographique, mais le rapport entre la photographie et son langage. À cela il nous faut ajouter la relation avec les capacités variables des observateurs de reconnaître une photographie d’époque. Mais ça ne suffit pas, parce qu’à ce palimpseste communicatif, adhérent aux conventions de l’image photographique, l’auteur ajoute le langage pictural, bien conscient du rapport intime qui a uni la photographie à la peinture tout autant que de la façon dont beaucoup d’artistes se sont servis de l’image photographique et vice-versa.
Si connaître veut dire reconnaître, le photographe français conduit la communication sur un plan culturel intuitif basé sur la connaissance et sur la capacité des personnes à accueillir le type d’esthétique et de sensibilité que les photographies entendent solliciter. C’est une sorte de clin d’œil entre l’auteur et l’observateur qui se rend co-auteur, dans le sens où Durrande, en créant intentionnellement des images impar-faites et caractérisées par une sorte de gestualité picturale, s’attend à ce que l’observateur accomplisse un effort de lecture et d’achèvement mental suffisant à attribuer à l’ensemble un sens esthétique partagé : photographique et pictural.

 

L’œuvre de Durrande est savante dans le sens où l’auteur sélectionne attentivement les sujets de telle sorte que ceux-ci puissent recevoir un surplus de sens spécifique. Ses sujets de prédilection sont lyriques, évocateurs et liés au pictorialisme comme à l’ensemble de l’histoire de la photographie française : la lune et les natures mortes rappellent les images de Louis Daguerre ; charretiers, jardins, canaux, quais avec bateaux en départs, brasseries historiques et cafés de nuits évoquent le Paris nocturne et pluvieux du bord de Seine et des vieilles ruelles aimées de Brassai ou la périphérie parisienne de Robert Doisneau ; les détails architecturaux renvoient à ceux de prédilection d’Henri Le Secq, qui documenta cathédrales et monuments français ; les figures féminines font penser au photographies du peintre Pierre Bonnard ; les mosquées, les châteaux et les paysages exotiques, qui semblent sortir d’un Grand Tourists, rappellent les vues de Jean Laurent et Gustave Le Gray.

 

À ces aspects, intimement liés au goût personnel de l’artiste et à sa culture photographique, se soude la volonté de s’approcher d’une gestualité qui appartient, elle, au champ de la peinture. La lecture des œuvres est dérangée et interrompue par des taches et des marques qui font imaginer que le résultat photographique est le fruit de l’action d’un pinceau enduit d’encre noire.

 

De cette façon Durrande œuvre à deux niveaux : un premier qui coïncide avec le langage photographique, l’autre gestuel adhérant au langage pictural. L’auteur semble affirmer, s’il en était encore besoin, que la photographie est une pratique créative qui emploie des manipulations non lointaines de celles de la peinture. Néanmoins, de façon plus intéressante encore, ces œuvres semblent nous inviter à percevoir le miracle perturbant de la formation des images photographiques tant est leur pouvoir évocateur. Mu par une artisanalité spontanée, inspirée de l’Art Brut et du photographe Miroslav Tichy, lequel s’était construit un appareil photographique primitif, Durrande interfère manuellement dans l’habituelle pratique opératoire du développement de la pellicule, en y introduisant le facteur de l’incertitude dans les diverses phases d’élaboration. Plus précisément la technique utilisée par l’artiste consiste à passer d’un positif sur verre, obtenu en en enduisant la surface avec une gélatine photosensible étendue irrégulièrement avec un pinceau, au transfert obtenu par contact sur une feuille. De cette image négative il en obtient finalement une positive définitive. Le passage qui dote ces images contemporaines d’un aspect régénéré et dans le même temps ancien, a lieu sous l’action conjuguée de l’agrandisseur, qui les extrait de leur contexte temporel, et de la gélatine, qui irrégulièrement étendue sur le verre donne substance aux traces picturales balançant entre prévision et hasard. Ne semble donc pas hors de propos le rapprochement avec le photographe, graveur et sculpteur belge Raoul Ubac, à Sarah Moon et à Robert Demachy, pictorialiste qui vécut entre le XIXème et le XXème qui manipula les négatifs de départ tout comme les impressions successives fondant l’esthétique picturale avec l’esthétique photographique. En ce sens aussi l’usage que fait Durrande du noir et blanc a une valeur créative et dans le même temps imitative, parce que liée à l’histoire de la photographie française, tout comme l’usage d’anciens passe-partout donne du souffle à des contextes d’expositions désuets. La photographie d’Olivier Durrande est donc un processus artistique construit sur le temps, dans lequel présent et passé se coagulent à travers les codes communicatifs de la photographie, et sur l’espace, dans lequel se déroule l’action manuelle à travers le langage de la peinture ; temps et espace unis par l’action de la lumière.

 

Adriano Olivieri

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